Dans une tour de verre au cœur du quartier d’affaires, l’entreprise Tesslora brillait par ses résultats… et par sa froideur. Les étages, numérotés plutôt que nommés, accueillaient des employés brillants, efficaces, mais épuisés. Chacun travaillait dans son open space, casque vissé sur les oreilles, évitant les pauses prolongées. Les discussions personnelles étaient mal vues. Les performances étaient individuelles, régulièrement évaluées. La devise officieuse était claire et implacable : « Seul ton KPI t’exprime. »
Lorsque la crise économique frappa le secteur, la pression monta d’un cran. Réductions de budget, suppressions de postes, intensification de la concurrence interne. Les anciens amis devinrent rivaux. Les réunions se transformèrent en duels silencieux. Les plus jeunes, désorientés, imitèrent leurs collègues plus expérimentés : ils restaient tard, cachaient leurs difficultés, n’osaient plus demander de l’aide.
C’est dans ce contexte qu’Essa arriva. Consultant externe engagé pour un contrat de six mois, il n’appartenait à aucune équipe. Ni manager, ni salarié, il ne dépendait d’aucune hiérarchie traditionnelle. Il s’installa dans un coin discret de l’étage 17, là où personne ne restait plus de quelques minutes.
Très vite, certains le trouvèrent bizarre. Il prenait ses pauses… à heure fixe. Il disait bonjour. Il demandait sincèrement :
— Tu vas bien ? Tu t’en sors avec ta tâche ? Tu te débrouilles ?
Il partageait ses outils sans rien attendre en retour.
Un jour, il laissa un mot anonyme dans la cuisine :
« Besoin d’aide pour vos présentations ? Je peux jeter un œil. Pas de jugement. –E. »
Au début, on s’en méfia. Puis une jeune graphiste, épuisée, tenta l’expérience. Ensuite, un chef de projet dépassé suivit. Petit à petit, la salle de pause redevint un lieu réel, vivant. On y échangeait des astuces, du soutien, parfois juste quelques mots humains. Rien d’extraordinaire, mais dans l’univers glacé de Tesslora, cela changea tout.
Un vendredi soir, Essa confia à Camille, une analyste :
— Je n’ai pas fait ça pour jouer au héros. J’ai besoin, moi aussi, de travailler dans un environnement qui respire. Si je tends la main, c’est pour pouvoir, moi aussi, avancer avec un peu de sens. La surcharge mentale, la solitude… ça détruit tout le monde. Même les plus forts.
Camille comprit alors : ce n’était pas un sacrifice, mais une stratégie. Une forme d’égoïsme rationnel. Il ne s’agissait pas de sauver les autres. Il s’agissait de choisir de créer autour de soi un espace plus humain, parce que vivre dans l’indifférence finit toujours par étouffer.
Quand Essa partit, six mois plus tard, il laissa derrière lui une équipe plus solidaire. La salle de pause fut agrandie. Un canal Slack fut créé, discrètement nommé « Le Cercle 17 ». Les indicateurs de performance n’avaient pas baissé. Certains avaient même augmenté. Mais surtout, le climat interne avait changé : moins de départs, moins d’arrêts, plus de sens.
Et dans les semaines qui suivirent, plusieurs employés se surprirent à faire ce qu’ils n’auraient jamais osé auparavant : proposer leur aide spontanément, relire une présentation sans y être obligés, ou simplement demander à un collègue :
— Comment vas-tu, vraiment ?
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Écrit par Katarzyna Guzik