L’Association des Saints Indignés (Récit tragicomique sur des gens qui ont fait quelque chose de bien par hasard)


Au pied de la colline, dans un bâtiment qui avait d’abord abrité une école maternelle, puis le siège d’un club de musique d’orgue, se tenaient les réunions des citoyens les plus engagés de la ville. Leur nom officiel était : l’Association des Saints Indignés. Officieusement : Comité des Porte‑Parole de leur Propre Raison, c’est‑à‑dire CPPR.

Les règles étaient simples : chacun venait avec un problème qu’il considérait comme le plus important au monde. Madame Sabina, du quartier « Au bord du ruisseau », se battait pour que les chiens n’aient plus le droit d’aboyer après 21 heures. Monsieur Gustave voulait interdire les trottinettes électriques, les qualifiant de « outils du diable et dangers pour les piétons ». Et le jeune Igor réclamait que les joueurs d’ordinateur soient reconnus comme une minorité avec les droits d’une majorité.

Chacun prenait la parole avec un tel feu, comme s’il défendait la constitution et l’existence même de l’humanité dans un monde en ruine. L’engagement était total, les orateurs « piaffaient », lançant des flots de paroles. Mais personne n’écoutait personne. Chacun n’était ensorcelé que par la beauté de sa propre voix et enthousiasmé par sa grandeur. Si un vent un peu fort s’était levé, chacun d’eux aurait été aspiré vivant par la fenêtre ouverte jusque dans les cieux — une grandeur à couper le souffle… C’était un miracle qu’ils ne se soient pas encore envolés… chacun se demandait, sans vraiment comprendre pourquoi, comment ils restaient les pieds sur Terre alors qu’ils auraient dû s’élever… Mais, de l’extérieur, ils semblaient planer dans la brume absurde de leur arrogance, lévitant, perdus dans leur égocentrisme. Leurs réunions consistaient principalement en cris successifs, interruptions et à la rédaction de pétitions, destinées à finir dans un « archives de la justice » — une boîte en carton de l’aspirateur que Monsieur Gustave avait fièrement transportée après un achat réussi.

Et cela aurait pu durer éternellement sans accident.

Comme souvent par des voies détournées, un jour, par un pur hasard, l’association apprit qu’on projetait de construire… un mur. Oui, un vrai mur en béton. Pourquoi ? Tout simplement parce que la ville voulait séparer le quartier « à problèmes » — autrement dit : plus pauvre, plus bruyant, moins favorisé — du reste, « pour préserver l’ordre urbain ».

— C’est un scandale ! s’écria Igor. — C’est comme dans les films de science‑fiction !
— C’est pire que les trottinettes, gémit Gustave.
— Le mur me masquera la vue sur les montagnes ! hurla Sabina, alors qu’elle habitait de l’autre côté de la ville.

Un silence s’installa un instant. Pour la première fois de l’histoire, tous les membres du CPPR étaient d’accord. Car même si chacun d’eux avait une raison différente de s’indigner, le mur frappait tout le monde de la même manière – dans leur sensibilité, leur esthétique, leurs convictions et puis… leur ego.

Et alors, tout commença.

Ils organisèrent une protestation maladroite, avec des banderoles écrites en Comic Sans, des slogans comme « MUR ? NON, MERCI ! », et des t‑shirts à l’effigie de l’association : un oiseau de la paix croisé avec un thermos. Mais le nombre de participants grandit. Car quand on voit des gens qui se disputaient pour tout marcher ensemble soudainement — cela ébranle même le cœur le plus cynique.

Les médias s’y intéressèrent. À la télévision, on vit Sabina parler dans un mégaphone (« Le mur m’empêchera de voir le monde !»), Gustave déguisé en Ralph Démolka (fabriqué avec des cartons de lait), et Igor dessinant un graffiti : « ON NE MURE PAS LES PROBLÈMES ».

Et même si tout cela semblait être une blague… une grotesque comédie… les gens commencèrent à murmurer : « Peut‑être qu’ils ont raison ».

Les activistes ne s’arrêtaient pas. Il arriva même qu’en marchant “bras dessus bras dessous”, par accident, ils se touchent — un frôlement innocent… Chacun se demandait en son for intérieur : comment cela avait-il pu arriver… Et puis… zut ! Mais ? Sous cette carapace d’égoïsme, quelque chose commençait à se fissurer… des émotions jusque‑là réprimées, impensées, réhabilitées… auparavant systématiquement refoulées… Et maintenant ? …pour un début, un accident et voilà qu’ils se montraient agréables…

La ville dut se raviser… Après une semaine, la construction du mur fut suspendue. L’Hôtel de Ville déclara qu’il « réfléchirait à d’autres solutions, plus intégratives ».

L’association proclama sa victoire morale. Il y eut un gâteau, un hymne (écrit par Gustave, avec un refrain : « Ne divise pas, ne construis pas de murs, ne laissons pas l’âme se murer »), et une tentative de déclaration commune. La tentative s’est terminée, comme vous pouvez le deviner, par une dispute sur la formulation incorrecte de la pensée dans le 356ᵉ mot — mais ce n’était encore rien… La coupe d’amertume déborda à cause du tiret et non de la virgule dans la dernière phrase. Car évidemment, la dernière phrase a toute son importance, elle décide de tout… Et l’on dit : « ma raison est plus à moi que la tienne ».

Mais quelque chose avait changé. Bien sûr, pas tout, pas immédiatement… Sabina tomba, soi‑disant par hasard, sur des podcasts sur les droits de l’homme. Gustave, timidement, commença à écrire, de temps à autre, un blog sur le vivre-ensemble entre voisins, fondé par Igor — après d’innombrables disputes sur la typographie et la couleur du site… Car c’était bien un problème déterminant pour la réception du message… Un message qui n’était pas banal, portant sur le « voisinage conscient ». Le poids du sujet, il faut l’avouer, était énorme… même hors catégorie…

Et bien qu’une semaine plus tard, ils se disputassent pour savoir si la pizza à l’ananas est un traître à la culture occidentale — c’était un autre genre de dispute. Quelque chose avait craqué… Ils avaient atteint un point où ils commençaient à apprendre à s’écouter mutuellement… Un cycle entamé, à l’issue duquel se dessinait la possibilité d’une compréhension et d’un respect mutuels… Ce fil semblait fragile et pouvait se rompre à tout moment… Mais plus tard ? Qui sait… peut‑être parviendrait-il à devenir une corde tissée de compréhension et de respect.

Pour l’heure, ils ne sont pas devenus des saints. Mais ils sont devenus suffisamment conscients pour que même un vent fort ait du mal à les emporter – même si la fenêtre était encore grande ouverte. Ils ne sont pas devenus amis — loin de là (du moins pour l’instant). Mais pour l’instant —un instant de grande importance— ils ont cessé d’être uniquement eux-mêmes contre les autres, pour devenir des gens ensemble, ne serait-ce que par accident.

Et cela suffit.

***

par Jolanta Dołowa

soyjuanma86

I'm a writer born in Argentina, but currently living in Poland. I work as an English and French teacher, translator and copywriter.

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